IX

 

La réponse de Kirschberg arriva le soir même, vers huit heures. Nous étions à souper, lorsque Nickel entra le bâton à la main, et nous annonça que Yéri-Hans acceptait le dîner de M. Stavolo, qu’il était content de le savoir rétabli de son entorse, et qu’il se ferait un véritable honneur de lutter avec lui sur la place d’Eckerswir, devant tout le monde.

Ces nouvelles remplirent Margrédel de joie, mais elle était bien trop maligne pour le laisser paraître.

– Voyez pourtant, s’écria-t-elle d’un air étonné, Kasper avait raison ! Je n’aurais jamais cru que Yéri-Hans viendrait, non, je ne l’aurais jamais cru.

L’oncle Conrad, dans son enthousiasme, voulut me montrer tout de suite plusieurs nouveaux tours qu’il avait inventés pour abattre le grand canonnier, mais j’en avais bien assez.

– Merci, mon oncle, lui dis-je fort triste, je vous crois sur parole ; montrez ces tours à Yéri-Hans lui-même, moi je n’y connais rien. Tout ce que je souhaite maintenant, c’est qu’il n’y ait pas de noyaux sur la place.

Et disant cela, je sortis de la salle dans une désolation inexprimable.

– Attends donc, Kasper, attends donc ! me criait l’oncle.

Mais je ne tournai seulement pas la tête ; j’aurais voulu tout voir au diable, Yéri-Hans, l’oncle, Margrédel et moi-même ; je songeais à me sauver en Amérique, en Algérie, n’importe où.

Le lendemain commencèrent les préparatifs de la fête ; on se mit à blanchir la grande salle, à récurer les tables, les bancs, à laver les fenêtres, à sabler le plancher. On aurait dit que Yéri-Hans était un prince, tant l’oncle Conrad s’inquiétait de le bien recevoir. Margrédel fit venir Catherina Vogel, la cuisinière du vieux curé Bockes, pour préparer ses « küchlen », ses « kougelhof », ses tartes à la crème et au fromage. La cuisine était en feu de six heures du matin à neuf heures du soir.

Et voyez la ruse des femmes : plus le moment approchait, plus Margrédel me faisait bonne mine, sans doute pour me tenir dans l’incertitude et m’empêcher de prévenir l’oncle de ce qui se passait.

– Hé ! Kasper, qu’as-tu donc d’être si triste ? me disait-elle ; Kasper, ris donc un peu. Allons, allons, je voudrais bien savoir ce qui te chagrine.

Elle riait de si bon cœur, en me montrant ses petites dents blanches, que j’étais forcé de paraître gai, les larmes aux yeux. Quelquefois même je me traitais d’être défiant, je me disais :

« Est-ce que Margrédel serait capable de se contrefaire à ce point, de me regarder d’un air d’amour, si dans le fond elle ne m’aimait pas un peu ? Non, c’est impossible ! C’est mal, Kasper, d’avoir des idées pareilles. »

Et je cherchais toutes les raisons pour me donner tort, pour me faire croire que Margrédel m’aimait, qu’elle ne pensait pas à Yéri-Hans, qu’elle faisait ces choses pour m’éprouver, pour me rendre jaloux ; enfin j’inventais mille explications de sa conduite, pour l’aider à me tromper ; mais toujours, toujours je voyais clair, et je me disais en moi-même : « Pauvre Kasper ! pauvre Kasper ! Tiens, va-t’en, cela vaudra mieux : à quoi sert de t’aveugler ? c’est l’autre qu’elle aime ; c’est parce que l’autre arrive qu’elle chante, qu’elle danse, qu’elle rit et qu’elle prépare toutes ces friandises. Est-ce qu’elle en a jamais fait le quart autant pour moi ? »

Ah ! qu’il est triste de penser ces choses et de n’être sûr de rien ! Si l’on était sûr, on prendrait son sac et l’on partirait ; et plus tard, à la suite des temps, on finirait tout de même par se consoler. Voilà ce que j’ai pensé depuis bien souvent.

Ce qui m’étonnait le plus, c’était la confiance de Margrédel ; car, d’après ce que j’avais eu soin de lui dire au sujet du noyau, elle devait savoir que Yéri-Hans renverserait son père, et qu’alors toutes les invitations, tous les compliments et toutes les marques d’amitié de l’oncle pour le grand canonnier se changeraient en haine et en malédictions. Ceux qui connaissaient le caractère de l’oncle Conrad, son amour extraordinaire de la gloire, et son chagrin d’avoir été renversé, devaient prévoir ces choses, et Margrédel, avec sa finesse, savait bien que si Yéri-Hans remportait encore une fois la victoire, il n’oserait plus mettre les pieds à la maison, et que s’il venait la demander en mariage, l’oncle serait capable de le recevoir à coups de fourche ; c’était très sûr ! Eh bien, Margrédel ne s’en inquiétait pas ; elle était joyeuse : je devinais encore là-dessous quelque ruse abominable ; je soupçonnais la bohémienne d’être revenue, j’avais toutes sortes d’idées pareilles, et je finissais toujours par me dire : « Pourvu que l’oncle soit battu, pourvu que Yéri-Hans le bouscule ; alors tout ira bien ; Margrédel aura beau gémir, elle aura beau s’attrister, pleurer, l’oncle restera ferme comme un roc : rien qu’à voir le canonnier, il entrera dans de grandes fureurs. C’est malheureux qu’il doive encore être battu ; mais c’est ce qu’il y a de mieux pour la satisfaction de tout le monde. »

Et je reprenais confiance dans cette idée ; je riais même un peu quand elle me passait pas la tête. Que voulez-vous ? lorsqu’on tombe, on se raccroche à toutes les branches, et l’on ne réfléchit pas longtemps si c’est bien.

Jusqu’à la veille de la fête, Margrédel me fit bonne mine. Je me rappellerai toujours que ce soir-là, vers six heures, quelques instants avant le souper, comme je rêvais assis contre la boîte de l’horloge, les jambes croisées, écoutant le tic-tac de la pendule et le pétillement du feu de la cuisine, tout à coup Margrédel entra en petite jupe, les bras nus et me fit signe de venir, pour ne pas déranger l’oncle Conrad, qui lisait le « Messager boiteux » au coin de la table, ses bésicles sur son nez et les yeux écarquillés. Je la suivis ; la porte étant refermée, elle me montra d’abord ses tartes et ses beignets rangés en bel ordre sur les planches de l’étagère, et, comme je regardais, elle me conduisit devant une assiette de « küchlen » couverts de sucre fin en disant :

– Kasper, tiens, j’ai préparé cela pour toi, et tu n’es pas content !

– Pour moi, Margrédel ? lui dis-je avec douceur.

– Oui, oui, pour toi, s’écria-t-elle, exprès pour toi ! Pourquoi donc ne crois-tu pas ce que je te dis ?

Alors, ne sachant que répondre, je m’assis au coin de l’âtre, où la mère Catherine allait et venait, en levant les couvercles des marmites, et je me mis à manger ces beignets, tandis que les larmes coulaient malgré moi sur mes joues.

Je pensais : « Elle m’aime encore ! » et je trouvais ses beignets très bons.

Margrédel était sortie pour mettre la nappe ; quand elle rentra, je lui souris, et lui prenant la main :

– Ah ! Margrédel, Margrédel, m’écriai-je, il faut que tu me pardonnes quelque chose.

– Quoi donc ? fit-elle tout étonnée.

– Non... non... Je ne puis pas te dire cela maintenant... plus tard, plus tard !

Je pensais que j’avais eu tort de croire qu’elle me trompait, et c’est cela qui me faisait lui demander pardon. Elle me regarda ; je ne sais si dans ce moment elle devina ma pensée, mais elle rougit et me dit :

– Entre, Kasper, le souper est servi ; le père t’attend.

– Ah ! que les beignets étaient bons ! m’écriai-je ; je n’ai plus faim.

– Allons ! allons ! nous n’avons pas besoin d’homme ici, dit la mère Catherine en riant.

Et je rentrai me mettre à table avec plus de confiance.

– Waldhorn est au village, me dit aussitôt l’oncle Conrad ; j’ai oublié de te dire qu’il est venu pour te voir cette après-midi, pendant que tu te promenais au Réeberg. Il t’attend ce soir aux « Trois-Pigeons » avec tout l’orchestre. Demain tu gagneras deux écus, Kasper, après-demain, autant, jusqu’au dernier jour de la fête : c’est un bon état d’être joueur de clarinette.

Et riant, il ajouta :

– Les deux arpents avancent, garçon, du courage !

Comme il disait cela, je sentis un grand poids se lever de mon cœur ; il me semblait avoir fait un mauvais rêve.

À peine le souper fini, je courus aux « Trois-Pigeons », où Waldhorn m’attendait : tous les camarades étaient là, leurs trombones et leurs cors de chasse pendus aux murs. On se serra les mains, on but deux ou trois chopes en causant d’affaires. Il fut convenu qu’on irait faire de la musique le lendemain, à tous les grands dîners, de une heure à trois, et qu’après vêpres on jouerait les danses à la « Madame-Hütte », Waldhorn avait déjà cette entreprise.

Je rentrai vers dix heures ; l’oncle Conrad était couché ; Margrédel et Catherine Vogel continuaient leurs préparatifs. En passant, je regardai Margrédel par le châssis de la cuisine, puis je montai dans ma chambre, où, m’étant couché, je dormis jusque vers huit heures du matin, ce qui ne m’était pas arrivé depuis six semaines.

C’est le bruit de la foire, le bourdonnement des trompettes d’enfants, les cris des marchands et des maîtres de jeux qui m’éveillèrent. Je sautai de mon lit tout joyeux, et ayant passé mes pantalons, j’ouvris ma fenêtre. Le temps était magnifique, l’air plein de soleil ; le drapeau flottait sur la « Madame-Hütte » ; les gens se promenaient entre les baraques, autour des poteries étalées sur la place, achetant, marchandant et regardant les étalages ; les joueurs formaient déjà cercle autour des « rampô », et tout le long de la route, à perte de vue, on ne voyait que des charrettes, et ces grandes voitures du pays, à longues échelles, encombrées de tricornes, de gilets rouges, de toques brodées, de petites jupes coquelicot et de jolies figures riantes.

On pense bien qu’en ce jour, sachant que Yéri-Hans allait venir, je n’oubliai pas de me faire la barbe. Huit jours auparavant, en revenant de Münster, j’avais apporté tout exprès une chemise neuve, brodée de rouge au collet et sur le devant, tout ce qu’il est possible de voir de plus beau ; je la mis. Je mis aussi des boucles d’oreilles d’or, une boucle d’argent en cœur sur le devant de ma chemise, mes bretelles brodées, larges comme la main, mon habit vert à boutons de cuivre luisants et mes bottes.

J’étais heureux en me donnant ces soins ; je rêvais à Margrédel ; je pensais qu’elle me trouverait plus beau que le canonnier, et j’en étais attendri. De temps en temps, je m’asseyais pour rêver et pour écouter ce qui se passait en bas. On allait, on venait, on causait dans la grande salle ; à chaque instant la voix forte de l’oncle Conrad s’élevait pour saluer ses convives.

– Hé ! bonjour, monsieur le bourgmestre. Ah ! ah ! ah ! vous me faites plaisir d’arriver. Eh bien, eh bien, un beau temps. – Hé ! madame Seypel, Dieu du ciel, vous rajeunissez tous les jours.

– Oh ! monsieur Stavolo, monsieur Stavolo !

– Mais c’est la pure vérité ; vous me rappelez le bon temps, il y a vingt-cinq ans, madame Seypel, quand je vous faisais danser le « Hopser » de Lutzelstein, hé ! hé ! hé !

Et l’on riait, on s’asseyait, on traînait les chaises sur le plancher ; j’écoutais toujours ; je me regardais dans mon miroir, je brossais mon chapeau, j’avais toujours peur de trouver une tache n’importe où.

Dehors, la fête bourdonnait de plus en plus. J’avais laissé la porte de ma chambre ouverte, et l’odeur des tartes d’anis, des pâtés, des « küchlen » montait l’escalier. Il venait de sonner onze heures, et je m’étonnais que Yéri-Hans ne fût pas encore arrivé. L’oncle, deux ou trois fois, dans l’escalier, avait dit à Margrédel :

– Ce gueux n’arrive pas ! Est-ce qu’il aurait voulu me faire un tour ? S’il n’est pas ici dans un quart d’heure, on se mettra tranquillement à table.

J’entendais à sa voix qu’il se fâchait ; Margrédel ne disait rien. Moi, je riais intérieurement et j’allais descendre, quand tout à coup l’oncle s’écria :

– Le voilà !

J’avais déjà le pied dans le vestibule ; ce cri de l’oncle me produisit un effet étrange, je rentrai dans ma chambre, je me penchai doucement à la fenêtre, et je vis au pied de l’escalier extérieur, devant la maison, Yéri-Hans sur un grand cheval gris pommelé, gras, luisant, la tête en l’air et la queue tourbillonnante. Il avait son magnifique uniforme de canonnier, son schako, les canons de cuivre en croix sur le devant et le panache rouge au-dessus, ce qui lui donnait un air superbe. Figurez-vous cet homme fier, sur son cheval gris qui piaffe et gratte le pavé ; et tout le long de la rampe, les convives de l’oncle Conrad qui s’appuient sur la balustrade pour le saluer : Margrédel, les bras nus, en petite toque de soie bleue et manches de chemise bien blanches, les joues roses et les yeux brillants ; le gros bourgmestre, qui lève son tricorne en arrondissant son ventre comme un bouvreuil ; Mme la conseillère Seypel, qui sourit d’un air agréable, son grand bonnet piqué en forme de matelas sur la nuque, les joues sèches, le nez pointu, la robe montant au milieu du dos ; monsieur le percepteur Reinhart, le père Brêmer et ses deux grandes filles rousses Lotchen et Grédelé, le vieux Mériâne, Orchel, Catherina Vogel ; figurez-vous tous ces gens-là penchés les uns sur les autres ; et tout autour les commères du voisinage regardant par leurs fenêtres, et la foule qui se retourne sur la foire, pour contempler ce spectacle. Voilà ce que je vis, et je ne pus m’empêcher de penser que Margrédel allait être éblouie par ce bel uniforme, et que mes habits n’auraient l’air de rien auprès, ce qui me jeta dans un grand trouble. J’avais en quelque sorte honte de moi-même ; j’aurais voulu me cacher, et malgré moi le chagrin me retenait là.

L’oncle Stavolo, son feutre orné d’un ruban bleu, ses larges épaules serrées dans sa veste brune, la figure épanouie, venait de descendre dans la rue et regardait le grand canonnier du haut en bas d’un air d’enthousiasme ; il lui serrait la main en s’écriant :

– Sois le bienvenu, Yéri-Hans, soit le bienvenu, et sans rancune !

– De la rancune entre nous, monsieur Stavolo, dit l’autre d’un ton joyeux, jamais ! Depuis notre rencontre à Kirschberg, je vous aime et vous estime encore plus qu’auparavant.

– À la bonne heure, fit l’oncle, à la bonne heure ; la table est servie, tu arrives à propos.

Alors le grand Yéri, levant les yeux, vit Margrédel et s’écria :

– Salut, mademoiselle Margrédel ; toujours plus belle, toujours plus fraîche et plus gracieuse. Ah ! maître Stavolo, vous pouvez être fier !

– Oh ! monsieur Yéri, fit l’innocente Margrédel, vous ne pensez pas ce que vous dites, bien sûr !

– Moi ! j’en pense mille fois plus, s’écria le canonnier, dont les yeux reluisaient comme ceux d’un chat qui regarde un oiseau sur sa branche.

Puis il salua les autres personnes en portant la main à son oreille, et, sautant à terre, il donna la bride de son cheval au conseiller Spitz, qui parut flatté de cet honneur et se mit à rire comme une vieille pie, le bec fendu jusqu’à la nuque. Oh ! les hommes ! il y en a pourtant qui ont l’âme bien basse ! Et penser qu’un conseiller municipal fait de ces choses-là ! Il fallut qu’Orchel vînt prendre la bride et conduire le cheval à l’écurie, sans cela M. Spitz l’aurait gardée jusqu’à la fin des siècles.

Moi, voyant Yéri-Hans grimper l’escalier, je pensai qu’il était temps de descendre, pour ne pas causer d’esclandre à la maison ; car si je n’étais pas venu me mettre à table, l’oncle Conrad aurait voulu savoir pourquoi. Je descendis donc, et Yéri-Hans, me rencontrant dans la cuisine, s’écria :

– Hé ! c’est toi, Kasper ; comment cela va-t-il, Kasper ?

Vous pensez quelle fut mon indignation intérieure d’être tutoyé par un gueux pareil, mais comme il me tendait la main, je fus bien forcé de la prendre et de dire :

– Mais ça ne va pas trop mal, Yéri ; ça va bien... très bien.

– Allons, allons, tant mieux, fit-il en riant et montrant ses longues dents blanches.

Nous étions entrés dans la salle, et justement Catherina Vogel arrivait de la cuisine avec la grande soupière fumante. Yéri-Hans retroussa ses moustaches et dit, comme se parlant à lui-même :

– J’ai bon appétit.

Et moi je passai derrière en pensant : « Que le diable t’emporte ! »

– Hé ! Yéri, Yéri, par ici, cria l’oncle, en montrant le bout de la table ; à côté de moi ! Que les autres se placent où ils voudront.

Yéri trouva cela tout naturel d’avoir la place d’honneur ; il s’assit auprès de l’oncle Conrad, et les autres convives prirent chacun la place qui leur convenait. Moi, j’étais près de la fenêtre du fond, à côté de Mme Seypel, qui cause peu, et du vieil Omacht, qui ne dit pas grand-chose. Dans la disposition d’esprit où j’étais, cette place me convenait beaucoup ; j’aurais voulu pleurer et j’étais forcé de faire bonne mine et de manger. Margrédel, elle, ne me regardait plus ; ma belle chemise, mon habit vert, mes boucles d’oreilles, tout était en pure perte. L’oncle Conrad et sa fille ne voyaient plus que Yéri-Hans.